"Comment pourrais-je oublier mon séjour à Liège?", écrira
Sainte-Beuve en 1867. " C"est dans cette université que je me suis recueilli pour ce qu'on a bien voulu appeler depuis ma seconde carrière critique ; c'est là que, dans une retraite indépendante, j'ai acquis plus de force pour critiquer et juger ; c'est là que j'ai essayé, sous forme orale et devant mes auditeurs du lundi, un cours de littérature que j'ai continué ailleurs."
L'histoire des relations complexes entre
Sainte-Beuve (1804-1869) et la ville de
Liège, "cette Liège romantique qu'allait abolir l'essor industriel de la seconde moitié du XIXe siècle" (Rita Lejeune), reste indissociable de la figure de Charles Rogier (1790-1875), qui fut l'un des fondateurs de l'indépendance belge et un homme d'Etat de tendance libérale. Ce dernier aura joué un rôle déterminant dans le roman des nominations successives de l'écrivain français en Belgique, ce jeune Etat encore chaotique. La première fois, en 1831, Rogier répondit favorablement à la sollicitation de Sainte-Beuve, désireux d'obtenir une charge universitaire afin de fuir la crise sentimentale à laquelle le condamnait son intrigue amoureuse avec Adèle Hugo. La passion l'emporta sur la raison et Sainte-Beuve, à peine nommé, "donnait sa démission d'une fonction qu'il n'avait pas assumée."
Le deuxième chapitre de ce roman biographique est une conséquence directe des événements révolutionnaires de 1848. Accusé "d'avoir figuré sur une liste de fonds secrets distribués par le roi Louis-Philippe, Sainte-Beuve, alors bibliothécaire de la Mazarine, protesta avec énergie, se fâcha et envoya sa démission. [...] C'est ainsi qu'il se décida à accepter une chaire alors vacante à l'université de Liège où il n'était pas venu dix-sept ans plus tôt."
Impliqué à son corps défendant dans une lutte politique entre Libéraux, d'un côté, et catholiques et radicaux de l'autre, Sainte-Beuve s'est alors retrouvé bien malgré lui au coeur d'une campagne de presse politique d'autant plus féroce que deux hommes de lettres, rivaux malheureux à la candidature à la chaire de Liège, trouvèrent dans ce climat délétère matière à déverser leur rancoeur par voie de presse. Avec sa leçon inaugurale, prononcée le lundi 30 octobre dans la salle académique de l'université de Liège au sobre décor néoclassique, l'écrivain rencontra pourtant un franc succès. Ayant réussi d'emblée à s'attacher un public d'étudiants venus en foule dans ce grand amphithéâtre, Sainte-Beuve, qui avait pu craindre une séance houleuse et mouvementée, fit taire ses détracteurs grâce à son cours sur Chateaubriand, qui restera le grand événement intellectuel de son année liégeoise.
Du 3 novembre 1848 au 30 avril 1849, Sainte-Beuve devait, en effet, consacrer vingt et une leçons à
Chateaubriand, Joubert et Chênedollé, dans le cadre de son cours de littérature contemporaine - Empire et Restauration. De retour à Paris, Sainte-Beuve "retarda de plus de onze ans la publication de son cours de Liège, et cela bien qu'il eût rédigé, en septembre 1849, une préface [...]." En 1861, Sainte-Beuve ajoute même une note à la Préface de son
Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire. Cours professé à Liège en 1848-1849 par C.-A. Sainte-Beuve, de l'Académie française. (Paris, Garnier frères, 2 vol.) : "Le temps m'a manqué pour tenir ce que promettait ce programme ; mais ce qu'il ne m'a pas été donné d'achever sous forme de Cours suivi et d'enseignement, je l'ai essayé depuis dans les
Causeries du Lundi, en chapitres détachés et comme à bâtons rompus. Je n'ai pas tout à fait failli à mon engagement."
Laissons le dernier mot à Louis Barthou : "A Liège, [Sainte-Beuve] inaugura ce qu'il appelait d'un mot heureux où il n'entrait aucun pléonasme, la critique judicieuse. Cette nouveauté, qui n'était pas sans courage ni peut-être même sans audace, lui rallia les suffrages unanimes."